Dès la fondation de l’arsenal en 1666, un acteur s’impose. Quelque peu sous-estimé depuis les bureaux de Colbert, il s’avère vite incontournable et constitue le fil rouge de l’histoire maritime rochefortaise. Cet acteur, c’est la vase !
Un arsenal face à la vase
Les bords de la Charente, où s’édifient les entrepôts, les manufactures et les infrastructures du grand arsenal de Louis XIV, sont constituées de vase accumulée. On compte plus de 30 mètres de cette marne au niveau de la corderie, et c’est sur ce sol instable qu’il faut construire.
Mais ce n’est pas tout : à chaque marée, la Charente dépose entre 2 et 7 millimètres de vase, au total près de 5 mètres par an. Elle s’insinue partout, complique tous les travaux, augmente les coûts et les délais, rend parfois impossible la navigation. Bref, dès sa fondation, Rochefort est un casse-tête logistique permanent.
Mais qui oblige à imaginer des solutions. Si la vase est la malédiction de Rochefort, elle en est aussi la bénédiction en offrant aux ingénieurs de l’arsenal un terrain d’expérimentation particulièrement fertile. Même Louis XIV ou Napoléon sont obligés de faire avec ce limon instable et qui toujours revient. Il est plus facile de détruire une falaise que de triompher d’un matériau mou. Avec le granit, on s’impose, avec la vase, on compose.
À défaut d’être le plus bel arsenal du Royaume, Rochefort devient un haut lieu d’innovation par la contrainte.
Dès 1666, la corderie, le premier édifice du nouvel arsenal, pose le défi de construire en pierres de taille une manufacture de 373 mètres de long sur un sol mou. Son architecte, François Blondel, adapte une technique audacieuse déjà mise en œuvre au pont de Saintes. Il installe un quadrillage de poutres de chêne à 1,50 m. dans la marne sur lequel il élève la corderie, dans un subtil jeu d’équilibre. Quelques années plus tard, il faudra consolider le tout avec les puissants contreforts que l’on voit côté ville, mais l’ensemble est remarquablement stable depuis 350 ans. Et la corderie navigue toujours sur son radeau.
Autre exemple, plus représentatif encore : la vieille forme de radoub. Pour réparer les navires et travailler sur les coques à sec, les Anglais pratiquaient un fossé dans la berge dans lequel le bateau s’échouait à marée basse. Une palissade de bois empêchait ensuite la mer d‘entrer à marée haute. Ces structures temporaires n’existaient pas en France : il est décidé d’en créer une dans ce technopôle ultra moderne que doit être Rochefort. Mais rien ne tient dans les berges fangeuses. Il faut donc innover : des pieux de bois de 7 mètres de long sont enfoncés dans la vase, sur lesquels une plate-forme et un bassin à sec sont édifiés en pierre de taille.
Finies les formes à l'anglaise : voici les formes à la française !
Cette forme de radoub permanente et maçonnée est achevée en 1671 : c’est une première mondiale et on la retrouve encore aujourd’hui dans tous les ports du monde. Merci, la vase de la Charente !
La technique des pieux battus est, du reste, utilisée pour tous les bâtiments de l’arsenal. Ces poteaux enfoncés les uns à côté des autres stabilisent le limon et lui permettent de supporter des masses considérables. L’absence d’oxygène dans la vase empêche la décomposition du bois, et les pieux sont solides pendant des siècles. Encore aujourd’hui, les bâtiments industriels construits dans l’ancien arsenal sont édifiés sur des pieux, même si les poutres métalliques ont remplacé le bois.
La vieille forme de radoub est très caractéristique des procédés d’innovation mis en œuvre à Rochefort jusqu’au début du 20e siècle. Il s’agit d’adapter et d’assembler des techniques existantes pour travailler en milieu mou. Les ingénieurs de l’arsenal disposent d’une vaste boîte à outils théorique et pratique dont ils usent constamment pour faire, malgré tout, fonctionner ce grand complexe militaire et industriel.
De cette confrontation entre les hommes et la nature naissent des innovations majeures, comme le bateau-porte, la machine à mater flottante ou le moulin à vent à dévaser.
Tous les autres arsenaux ont également généré des innovations : les usines sont, par nature, des espaces de recherche et de développement. Mais le long compagnonnage avec le limon, la nécessité de faire avec un environnement qui se moque des volontés du roi, donnent à Rochefort une nature d’arsenal expérimental, qui permet à cette entreprise fort déraisonnable de tenir sa place au sein de la Marine française pendant plus de 250 ans.
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